samedi 7 avril 2012

Notice sur Paul Sabatier

Paul Sabatier (1858-1928)
Plus encore,si possible, qu'un pionnier des études franciscaines, ce pasteur protestant, mais non calviniste, fut un pionnier de l'oecuménisme vis-à-vis du Catholicisme.
Rien d'ecclésiastique ou même théologique en cela. Son père Antoine Sabatier, orphelin de son père protestant, mort à l'armée d'Espagne pendant les campagnes de Napoléon Ier, avait été élevé catholique par sa mère dans une pension religieuse de Beaucaire. A l'âge de 16 ans, rencontre avec les frères de son père, qui lui remettent la vieille Bible de famille, avec, selon la tradition huguenote, les souvenirs sacrés de la maison, dont 7 martyres, par la potence ou la roue, à Beaucaire ou Avignon. Bouleversé, il décide de revenir au Protestantisme, au désespoir de sa mère catholique. Pour s'efforcer de la consoler, il fait voeu d'oeuvrer à la réconciliation religieuse, et devient pasteur, sur le plateau protestant de la Haute-Loire, puis en Ardèche à Saint-Michel de Chabrillanoux, entre les Ollières et Vernoux(1) .
Paul est l'héritier de cette vocation, depuis l'enfance, et au point de mettre parfois son papa pasteur dans l'embarras. Ainsi, lors de la proces- sion du Saint-Sacrement, où l'on maudissait du poing le pasteur en passant devant sa maison, volets fermés, Paul, 6 ans, qui regardait par les trous fut stupéfait d'y reconnaître des paysans amis, un bien vilain défaut de curiosité au XIX° siècle. Il s'ensuivit une fessée historique, dont l'auteur déjà célèbre de la Vie de saint François se prévalait, non sans esprit de provocation, comme d'un martyr précoce de l'oecuménisme. Toutefois, son esprit critique n'était pas moins précoce. Toujours fourré à l'Eglise catholique, âgé de 8 ans, il assiste un jour à un baptême. Ayant remarqué un dialogue à voix basse entre le curé et le sacristain tenant le poupon, il demande ensuite au curé ce qu'ils se sont dit: le curé lui répond qu'il a demandé à l'enfant: Visne baptizari ? Et que le bébé a répondu, par la voix du sacristain: Volo (2).
Même esprit critique à 12 ans. 1870, c'est la guerre. Il s'essaye au journalisme, et critique vertement les professionnels qui célèbrent les victoires à reculons de nos armées. Mais l'aîné de ses trois frères est fait prisonnier; le second est tué à Reichshoffen, et le troisième s'engage alors pour le remplacer, dans l'armée de la Loire. Les souvenirs des brimades subies dans l'armée par les Protestants contraints d'y participer aux cérémonies catholiques restent pourtant vivaces, et Sabatier ne manquera pas de les rappeler lors de l'Affaire Dreyfus.
Néammoins fidèle à sa vocation, il demande la permission au Lycée de suivre le catéchisme catholique, et y récolte année après année le premier prix de religion. Ce double enracinement explique le sentiment du lecteur historien plongé dans ses correspondances: une extrême et affectueuse courtoisie pour le correspondant catholique, et au contraire un style direct, et parfois tranchant jusqu'à la provocation, surtout lorsqu'entre en jeu la dogmatique, lorsqu' il s'agit d'un Protestant.
Après le baccalauréat, il entreprend d'abord, pendant deux ans, des études de Médecine, et assiste son frère Elisée à la Pharmacie Sabatier de Nîmes. Il participe aussi à des tournées d'évangélisation dans le style méthodiste, jusqu'au jour où, ayant percuté une vache du haut de son bicycle et durement chuté sur un tas de pierres, il décide de faire des études de Théologie à la Faculté protestante de Paris, en 1882.
II
Il fut un étudiant exceptionnellement brillant; sa Thèse de Baccalauréat sur la Didachè, signée "Paul Sabatier, élève de la Faculté etc." éclipsa les travaux des trois Professeurs membres de son Jury, et reste encore aujourd'hui citée par toutes les bibliographies scientifiques du sujet. Il eut quatre maîtres. A la Faculté, le grand spécialiste de la Vulgate latine Samuel Berger, et surtout Auguste Sabatier, le futur doyen, déjà célèbre comme Rédacteur de politique générale du Temps, dont il est indiqué comme n°3, après les Directeurs-propriétaires Hébrard père et fils. A l'extérieur, le Père Hyacynthe Loyson, qui attendit trop de ce disciple enthousiaste, mais d'une incorrigible indépendance. Et enfin le grand sémitisant Ernest Renan, qu'il était de bon ton à la Faculté de dénigrer. Au cours de Renan, il lia une fidèle amitié avec l'helléniste américain Rendell Harris, également spécialiste de la Didachè, qui le qualifiera de thorough hebraist. C'est Renan qui posa le premier, en 1884, le problème qui deviendra plus tard la Question Franciscaine, D'où venaient les terribles tensions qui ont déchiré l'Ordre franciscain au tournant du XIV° siècle ? Et, à une sortie de cours, il proposa le sujet au jeune Sabatier. Celui-ci s'en souvint, et rendit toujours justice à la science et à la générosité de Renan. Mais l'engagement franciscain vient plus tard.
A la sortie de la Faculté, il est le premier étudiant à refuser de signer la Déclaration de Foi de 1872, qui avait provoqué la scission du Protes- tantisme de France, mais qu'Auguste Sabatier, la considérant comme décision du Synode National souverain, demandait en principe.
Un poste de pasteur français étant ouvert à Strasbourg, il devient pasteur luthérien à Saint-Nicolas. L'homonymie avec le Doyen (3) va servir l'un et l'autre. A Strasbourg, le brillant souvenir du professeur Auguste Sabatier installe d'emblée le non moins brillant Paul dans le Protestantisme alsacien théologiquement libéral et francophile d'alors. Quelque peu irrédentiste même, animant une représentation alsacienne à des ventes à la paroisse de l'Oratoire du Louvre. C'est en 1888, avec son mariage avec Léna Wust et leur voyage de noces à Assise, qu'il entre en contact avec l'aventure franciscaine. Il l'évoquera pour la première fois en 1889 dans son discours, toujours très oecuménique, sur La Cathédrale. Mais il semble que Paul ait abusé vis-à-vis de l'autorité allemande. Un rapport de son ami le P.Bonaventure Kruitwagen dit en effet qu'il tenta de provoquer une manifestation patriotique au village huguenot de Friedrichsdorf en 1889, et fut alors mis en demeure de choisir la nationalité allemande. Ayant refusé, il fut expulsé, mais put toujours venir dans sa belle-famille et travailler à la Bibliothèque Nationale de Strasbourg. C'est là, grâce au Prêt inter-bibliothèques, qu'il étudiera les manuscrits franciscains de la tradition Nord.
La paroisse parisienne de l'Oratoire lui proposa un poste pastoral. Mais l'aventure fanciscaine commence. Il pose sa candidature pour la paroisse deshéritée de Saint-Cierge-la Serre en Ardèche (4). Refusé d'abord par le Consistoire orthodoxe de Privas, il fut nommé grâce au souvenir de son père pasteur, et par l'autorité préfectorale. Là, fort de ses connaissances médicales, son action évoque celle qui rendra plus tard Albert Schweitzer célèbre au Gabon. Toujours oecuménique, la collecte d'entrée sera partagée entre pauvres catholiques et protestants. L'amitié fut réciproque. Léna souffrant d'une grossesse difficile, la bonne du Curé lui demande la permission d'une neuvaine de prière pour la santé de Madame. Mais bien sûr ! Et si l'enfant vit, il portera le nom de Marie. La mère guérit, l'enfant vécut, et fut Jacques-Marie.
Mais Sabatier ne supporta pas le dur climat de la montagne ardéchoise et les enterrements tête nue sous le mistral en hiver. Malade de la gorge, il achète en 1894 la propriété de Chantegrillet, près de Crest, et se découvre une vocation agricole. Le temps de saint François est venu.
III
On a fait de Sabatier un disciple d'Ernest Renan. Il en fut un élève enthousiaste, et même provocateur; beaucoup de livres de Renan sont encore aujourd'hui dans ce qui reste de la Bibliothèque Sabatier(5). Il a rappelé souvent la suggestion de Renan d'étudier le problème francis- cain, mentionnée plus haut. Mais si on veut un Maître à cet esprit si indépendant, il a lui-même désigné Auguste Sabatier, "son maître bien- aimé". Le portrait de celui-ci était fixé au-dessus de l'entrée de son bureau. Cette discipleship date précisément de l'Esquisse d'une Philosophie de la Religion, 1897, d'Auguste Sabatier, où Paul trouvait la meilleure expression pour la vocation du Protestantisme. Un grand témoin en fut Nathan Söderblom, le pionnier du mouvement oecuménique. Là, l'homonymie servit le Doyen, en Italie et dans le monde anglo-saxon.
Ayons le courage d'être romanesques. La vraie vocation franciscaine lui vint lors de son voyage de noces à Assise en 1888, et celle de Soeur Claire aussi bien à Léna. Voyons cette présence discrète mais décisive, dans la Vie de saint François, où l'influence de Claire tient une place sans équivalent dans les biographies ultérieures. Bien que critique d'art averti, l'essentiel ne fut ni touristique, ni même dévotionnel. Un vieux médecin garibaldien les interpella dans l'autobus de Sainte-Marie-des-Anges, d'une tirade enflammée sur le rôle politique et social du saint dans l'enracinement identitaire de l'Italie. Il tombait si bien: la mère de Sabatier était farouchement garibaldienne, et Sabatier fut membre de la Société Garibaldienne d'Ancône. Et descendant de la Rocca par les venelles d'Assise, Sabatier essaya son dialecte de Saint-Michel, et eut la divine surprise d'être compris, et de comprendre à son tour le dialecte populaire d'Assise.
N'oublions pas l'oecuménisme. Sabatier noua des relations de grande sympathie avec le Père Léon Patrem, confesseur de langue française à Sainte-Marie-des-Anges, qui lui permit d'être introduit dans des couvents, avec leurs antiques bibliothèques. C'est là qu'il découvrit le Speculum Vitae, c'est-à-dire en fait le Speculum Perfectionis. La suite fait désormais partie de l'Histoire franciscaine.
Nous signalons le Catalogue de l'Exposition Ens Infinitum de 2009 à Strasbourg, où notre jugement sur la Question Franciscaine est résumé brièvement. L'importante contribution de M.Franck Storne indique l'étendue de l'influence de Sabatier en son temps, politique notamment
Nous nous terminerons cette présentation sur le retour à l'Ardèche et à Saint-Michel. C'est la guerre. Les hommes sont partis. Sabatier redevient le pasteur, qu'il n'a jamais cessé d'être -même non calviniste.
Cette histoire n'est pas encore écrite, mais elle se trouve dans la volumineuse correspondance conservée à Urbino. Son petit-fils, M.Etienne Juston, nous a communiqué le verset biblique choisi par lui, selon la tradition, pour son enterrement: Genèse 24,36: Ne me retenez pas, puisque l'Eternel a fait réussir mon voyage; laissez-moi partir, et que j'aille vers mon Seigneur. Maurice Causse.

(1) C'est lui qui a tracé le dessin de la route montant des Ollières à Saint Michel
(2) Veux-tu être baptisé ?
     -Je le veux !
(3) Aucun rapport de parenté entre les deux Sabatier.
(4) Non loin de La Voulte.
(5) destinée à la BNUS de Strasbourg.