Janvier
2013.
Ce
texte suscita, quand il parut, un certain intérêt dans la région
Ouest, et un certain nombre de lecteurs demandèrent une rencontre
avec l'auteur sur ce sujet au Centre Protestant de Celles-sur-Belle,
suggestion écartée par l'Autorité responsable. Par la suite, il
sera publié en feuilleton dans Evangile et Liberté. Depuis
35 ans, l'Histoire a fait des progrès, en particulier dans la
connaissance du contexte palestinien de l'époque, notamment grâce
aux Manuscrits de la Mer Morte. Nous ne nous présentions pas
en spécialiste du sujet, mais en responsable pastoral soucieux de
tenir son catéchisme au courant de ce que la science historique
reconnaît comme acquis. Il s'agit de l'honnêteté due aux enfants
et à tous ceux qui vous font confiance, car ce qu'ils pensent de
Jésus orientera leur vie. Si l'occasion m'est donnée de mettre à
jour ce travail, ce sera l'occasion d'utiliser les beaux travaux
récents de Katel Berthelot, Christian Amphoux, Rémy Gounelle,
Thomas Römer, et sûrement d'autres, dans la pleine confiance que la
vraie foi ne craint pas la vérité historique.
Au
reste, qui pourrait dire que
changera vraiment le portrait de Jésus offert par les quatre
évangiles canoniques ? La raison en est simple, et elle est donnée
une fois pour toutes par Maurice GOGUEL dans sa préface à la
traduction de la BIBLE DU CENTENAIRE: Ce qui a déterminé le choix
des quatre Evangiles comme canoniques fut précisément leur
fiabilité sur le plan de l'Histoire, telle qu'elle était comprise
dans les deux ou trois premiers siècles de l'Eglise chrétienne.
Cela
dit, notre texte de 1978 est reproduit tel quel.
Le
Protestant de l'Ouest
Cahiers
Bibliques. N°5 Novembre 1978
Maurice
CAUSSE
Jésus
De
"l'affaire Jésus" à la foi chrétienne
Deux
membres de l'Equipe Régionale d'Animation Biblique situent ce
dossier sur Jésus.
Un
dossier sur Jésus
Vous
ne trouverez pas dans ce numéro 5 des Cahiers Bibliques du P.O. les
informations et les articles dont vous avez l'habitude; il s'agit
cette fois d'un numéro spécial consacré à Jésus.
Souvent
des groupes (paroissiaux et autres), des individus aussi, souhaitent
pouvoir reprendre le dossier Jésus et secouer l'oreiller des idées
reçues. Seulement les outils de réflexion ne courent pas les rues:
les études volumineuses ou techniques donnent à beaucoup un
sentiment d'accablement; quant à la litttérature religieuse plus
facile, qu'elle soit de tendance édifiante ou de tendance militante,
il n'est pas rare non plus qu'elle finisse pas lasser.
Maurice
CAUSSE nous propose ici un de ces outils de travail qui unissent des
qualités diverses et difficiles de trouver réunies: connaissance de
la question et rigueur intellectuelle, enracinement et liberté
dans la foi, aisance pédagogique enfin. En disant ceci, je veux
simplement, en notre époque de surproduction de papier imprimé,
attirer l'attention des lecteurs sur l'intérêt et l'originalité de
l'étude qui remplit ce numéro.
Michel
CAMBE
Maurice
Causse est professeur de mathématiques au Lycée de Saintes et
également théologien. C'est dans la paroisse de Saintes que nous
avons commencé ensemble en 1967-68, un travail scientifique
de préparation biblique pour l'Ecole du Dimanche, avec l'appui de
quelques laies intéressés et chaleureux. Ce travail a
continué après mon départ en 1972, comme le texte. publié
aujourd'hui par le P.O. le montre. Les moniteurs et ceux qui
assistent aux études bibliques savent qu'il faut étre exigeant sur
les différents plans: historique, exégétique, archéologique...
et bien dominer son sujet pour être simple et entendu.
Ce
gros travail biblique. n'exclut pas la spiritualité. Bien au
contraire. « Sur la Bible, un double témoignage est à
recueillir, celui de l'histoire et celui de la piété» disait déjà
Auguste Sabatier, professeur à la Faculté de théologie
protestante de Paris et qui faisait aussi l'Ecole du dimanche dans
certaines paroisses. C'est ce que vous trouverez. dans le
présent dossier.
Jean
MASSE, ancien pasteur de Saintes
4
Au
moment décisif de l'Affaire Dreyfus, Georges Clemenceau, avocat au
procès Zola, disait dans sa plaidoirie qui concluait la
défense:
«Messieurs,
quand l'heure des injures est passée, quand on a fini de nous
outrager (parce qu'on
réclame la révision du procès Dreyfus), il faut bien répondre
et alors que nous objecte-t-on? La chose jugée...
«Regardez
là, Messieurs, voyez ce Christ en Croix. La voilà, la chose
jugée,on l'a mise au-dessus du juge pour qu'il ne fut pas troublé
de la voir. C'est à l'autre bout de la salle qu'il faudrait
placer le tableau, afin qu'avant de rendre sa sentence le juge eût
devant les yeux le plus grand exemple d'une erreur judiciaire,
tenue pour la honte de l'humanité. (Mouvements divers) (1). »
Au
même moment, et Clemenceau les évoquait dans la suite de sa
plaidoirie, arrivaient d'Algérie les nouvelles des pogromes -
le mot venu de Russie
date de quelques années plus tard. Or, à mainte reprise, tout au
long de 1'« Affaire »,
et déjà lors de la
dégradation publique du Capitaine Dreyfus, il est fait référence à
1'« Affaire Jésus »,
à Pilate, à Judas.
L'un
des témoins bouleversé fut Théodore Herzl, et c'est ainsi
qu'historiquement le Sionisme moderne est né de
l'
« Affaire
».
L'autre
événement religieux déterminant pour la Théologie Chrétienne a
été le massacre de 6
millions de Juifs
pendant la dernière guerre mondiale. En 1948,
dans un livre
inoubliable écrit à la mémoire de sa famille ravagée par
l'«holocauste»,
l'historien Jules Isaac
a renvendiqué Jésus comme un martyr juif de l'oppression romaine,
et stigmatisé l'antijudaïsme de la théologie chrétienne dans son
ensemble. On ne pouvait plus ne pas écouter cette voix. D'autres
juifs éminents l'ont fait entendre, et quelques faits bien simples
montrent le poids de cette intervention. En 1973,
une conférence
internationale entre savants juifs et chrétiens de plusieurs
dénominations s'est tenue en Allemagne, à Fribourg, sur le thème
du «Notre Père ».
Sur 13
rapports, 4
étaient présentés
par des savants juifs, dont l'un coéditeur des Actes de la
Conférence (2). En
juin 1975, en
France, les «Dossiers de l'Archéologie" ont édité un numéro
consacré à « Jésus
révélé par les
historiens". Sur 19
articles, 6
sont écrits par des
savants Juifs.
Plus:
la matière d'un 7e, du Cardinal Daniélou, est tout
simplement le compte-rendu d'un petit livre de 80 pages publié
à l'Université de Jérusalem par un savant juif, Shlome Pinès,
dont le Cardinal accepte la thèse (3).
5
Or
le sens général de toutes ces contributions juives à l'exégèse
du Nouveau Testament est assez bien résumé par cette
affirmation de M. David Flusser: « L'histoire du
Pharisaïsme depuis le commencement de ce mouvement jusqu'aux
jours de Jésus est marqué par les progrès d'une humanisation
progressive du Judaïsme, et la doctrine de Jésus est le
couronnement de ce progrès» (4).
Il
faut bien prendre conscience de la gravité, pour les chrétiens, de
cette thèse. Si, telle quelle, elle devait se révéler
incontestable, il faudrait honnêtement reconnaître que le
Jésus enseigné par les Eglises chrétiennes ne serait pas le vrai
Jésus. Sa nouveauté n'aurait pas été telle que les Chrétiens
l'ont dit,. sa rupture avec le judaïsme aurait été une calomnie
qui a servi de prétexte à des crimes immenses. Le Christ des
Chrétiens aurait été plus ou moins inventé pour les besoins de la
communauté chrétienne; les Evangiles, écrits par des témoins
partiaux, ne présenteraient, des événements, que des points de vue
personnels, trahissant l'Histoire et les intentions mêmes du Maître.
On ne voit plus, dès lors, sur quoi pourrait se fonder l'autorité
d'une quelconque tradition chrétienne; toutes les thèses qui
cherchent à la sauver en limitant la portée du débat historique
ont la solidité d'un château de cartes et ne durent que le temps
d'une mode - si émouvante que soit la piété qui les
inspire, et si impressionnante qu'en soit l'érudition.. le vrai
problème est d'une terrible simplicité.
Nous
nous inspirons,
dans les pages qui vont suivre, du point de vue de l'Evangile de Luc:
({ nous
informer avec soin de toutes choses depuis le commencement, en
écrire un exposé bien suivi, afin que nos enfants après nous
puissent reconnaître la solidité de l'enseignement
évangélique.» (D'après Luc 1,
4):
Pouvons-nous,
à l'Ecole du Dimanche ou ses équivalents, expliquer les textes de
l'Ecriture avec une entière sincérité, répondre aux questions
sans tricher avec les regards fixés sur nous, et dire honnêtement
quand nous ne sommes pas sûrs?
Nous
allons donc reprendre à notre tour les éléments de l'« Affaire
Jésus»,. dans tout
procès, se déroule un drame à trois personnages - si
l'on essaye d'oublier le public: le Juge, l'accusateur, et les
avocats, ceux que l'argot des prisons appelle les « bavards ». Ces
personnages font un peu oublier l'accusé. Or c'est lui, l'accusé
Jésus, qu'il nous faut tâcher de retrouver, au-delà de la défense,
éloquente et passionnée, de millions de «bavards».
(1)
Le «Temps", Vendredi 25/2/1898.
(2) Das. Vaterunser:
Gemeinsames im Beten von Juden und Christen. Herder
1974.
Nous utilisons la traduction anglaise: The Lord's Prayer and
Jewish liturgy (ed. Burns et Oates).
(3) An arabic version of the
testimonium flavianum and its implications,
Jerusalem 1971.
(4)
Dossiers de l'Archéologie, mai-juin 1975, p. 43.
6
Le
Juge
L'HISTORIEN
latin Tacite écrit (5) : « Pour détruire la rumeur (qui l'accusait
de l'incendie de Rome), Néron supposa des coupables et infligea des
tourments très raffinés à ceux que leurs abominations
faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur
vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur
Ponce-Pilate avait livré au supplice. Réprimée sur le moment,
cette détestable superstition perçait de nouveau, non plus
seutement en Judée, où le mal avait pris naissance, mais
encore à Rome où tout ce qu'il y a d'affreux et de honteux dans le
monde afflue et trouve une nom« breuse clientèle ".
La
question d'une responsabilité autre que romaine dans cette affaire
ne se pose même pas pour l'historien romain. Il faut aussi pour
qu'elle ait laissé cette trace dans le récit de Tacite, avec le
titre de Christ donné comme le nom même de Jésus, que l' «
Affaire Jésus" ait eu, au moins à l'échelon local
palestinien, une certaine importance. Notons un point: si c'étaient
les Romains qui avaient repéré un individu et avaient réglé son
cas, ils l'auraient appelé par le nom que tout le monde lui donnait:
Jésus. L'examen des Evangiles confirme cette importance. D'après
l'Evangile de Jean, Jésus fut arrêté par la cohorte romaine,
commandée par le tribun; autrement dit 500 hommes et un officier
supérieur, apparemment le commandant de la garnison romaine.
Evidemment,
il n'est pas question des romains dans les récits synoptiques de
l'arrestation. Mais il est constant que Jésus fut arrêté par une
troupe nombreuse (6). Il faut se représenter la scène, et la
situation à Jérusalem
au
moment
de
Pâques
pour
réaliser
que
cette troupe nombreuse est surtout composée de
romains.
Imaginons
Jérusalem à Pâques (7) : 100.000 pèlerins qui encombrent tout;
notamment, du côté du Mont des Oliviers, ces galiléens farcis
d'élucubrations messianiques dangereuses pour l'ordre public. C'est
à cause d'eux que le gouverneur et la garnison sont montés de
Césarée à Jérusalem pour la Pâque. Pour le militaire, on ne
s'amuse guère dans cette ville sans cirque, sans contacts
possibles avec la population: c'est la corvée. Surtout, éviter les
manifestations. Le Mont des Oliviers est spécialement à
surveiller.
Imaginons
maintenant la garde de la Tour Antonia, près du Temple de
Jérusalem, en nous aidant de cartes et de photos. La garde voit
une " troupe nombreuse ", armée de gourdins et d'épées
(8), se précipiter de l'autre côté
7
du
Cédron vers le Mont des Oliviers... et les Romains ne seraient pas
dans le coup? Ce tableau synoptique est invraisemblable et c'est le
IV° Evangile qui a raison. C'est la cohorte romaine qui a arrêté
Jésus. Tout le développement de la tradition chrétienne a
tendu à diminuer le rôle des Romains dans l'Affaire Jésus, et même
Jean suit cette tendance (9). La cohorte n'a certainement pas
été rajoutée par le IV. Evangile.
On
ne peut cependant pas écarter la présence de Judas comme guide, ni
d'un détachement de la police (juive) du Temple. De toutes façons,
l'Affaire est bizarre. On a envoyé le Commandant et plusieurs
centaines d'hommes, et on est tombé sur une douzaine de pauvres gens
parfaitement inoffensifs. L'un d'entre eux a bien tiré l'épée,
mais le chef s'est rendu sans résistance, et, finalement, tous les
autres se sont sauvés (10).
Il faut
s'efforcer de comprendre l'attitude de Pilate; gouverneur dur et sans
scrupules, il n'en faut pas douter (11); mais ce n'est pas un
imbécile; cette affaire pouvait recéler un traquenard politique;
s'il était convaincu d'avoir fait exécuter de façon expéditive
comme rebelle un juif qui n'était pas ennemi des Romains, il pouvait
avoir des ennuis en haut lieu.
Là encore,
la version des faits donnés par Jean paraît la plus cohérente. Le
récit de Marc, avec sa double réunion du Sanhédrin, d'abord la
nuit, puis à nouveau le matin, le jour même de la Pâque, présente
au moins trois invraisemblances majeures:
-
une telle concentration d'activités officielles pour un jour de fête
chômée (12)
(5) Annales XV, 44. Nous
utilisons l'analyse de Maurice Goguel (Jésus, p. 73). Ainsi
que l'explique M. Goguel, il est impossible d'attribuer à une
source chrétienne un point de vue qui supposerait un sommeil
complet de la communautéchrétienne de-la mort de Jésus aux
environs de l'an 64,. une source juive est impossible
également, car elle n'aurait pas appelé Jésus sous le nom de
Christ, ni supposé une solidarité entre les manifestations
messianiques juives en Judée et chrétiennes à Rome. L'information
est donc nécessairement de source païenne.
(6)
Matth. 26, 47: une foule nombreuse,. 26, 55: les
foules,. dans Marc et Luc
un
certain nombre de textes précisent que la « foule» était «
nombreuse ».
(7)
J. Jeremias, Jérusalem au temps de Jésus, p. 115 ss.
(8)
Le gourdin était une arme commode pour
les émeutes, et recommandée par
Pilate
(Josèphe, Guerre Juive, II, IX, 2).
(9)
"Judas,
prenant la cohorte"
(Jean
18,
3); «Pilate
le livra aux chefs des prêtres pour être
crucifié".(Jean 19,
16), etc.
(10) Marc 14, 50..
Matth. 26, 56.. déjà Marc la, 32.
(11) Voir p. ex. Isaac, «Jésus
et Israël }), p. 453 ss (proposition XIX).
(12) Sur la question de la
date de la mort de Jésus, il y a deux problèmes.
Jésus
est mort une veille de sabbat, donc un vendredi. Mais si le
repas du jeudi soir est un repas de Pâque (Marc 14, 17), alors
Jésus a été crucifié le jour de Pâque, 15 Nisan..
or, d'après Jean 18, 28, Jésus a été crucifié la veille
de Pâque, soit le 14 Nisan. Le récit synoptique présente
une contradiction majeure: au jour de Pâque, le seul travail permis
est la préparation de la nourriture (Exode 12, 16). La
participation juive à l'affaire est impossible.. or c'est dans les
Synoptiques qu'elle est la plus importante. D'autre part, jusqu'à la
destruction du Temple, on pratiquait le sacrifice de l'agneau pour
Pâque. Il n'en est pas question, et non plus dans Paul; par contre 1
Cor. 5, 7 est en faveur de la date donnée dans Jean. Enfin
cette dernière fit seule autorité dans l'Eglise chrétienne
jusqu'au 3e siècle.
L'autre problème est celui de
l'année. Pilate fut procurateur de 26 à 36. La
méthode la plus claire et objective serait le calcul. Jésus étant
mort un vendredi, quelles sont les années où ce jour peut, soit
coïncider avec la Pâque, soit tomber la veille? Cette méthode
exclut, semble-t-il, la date de 29, fondée sur un
renseignement qui remonte à Tertullien, concernant les consuls
en fonctions à Rome lors de la mort de Jésus: la Pâque tombe,
cette année-là, un mardi. La meilleure date, d'après les calculs,
serait le vendredi 3 avril 33 qui est une veille de
Pâque... de plus, le calcul donne une éclipse de lune cette
nuit-là.
(Fotheringham,
Journal of Theological sfudis, Oxford 1934,
p.
158
ss .. pour
l'ensemble de la question, nous. suivons la discussion très
claire et. condensée de Ogg, dans le Peake's Commentary of the
Bible, p. 730 s).
8
-
une telle mise en scène chez le grand-prêtre, alors que, par
ailleurs, on nous dit que les prêtres en chef et les scribes
craignent une manifestation populaire, s'ils arrêtent Jésus (Marc
12, 12 et IlL
-
enfin, si on admet la participation importante des Romains à
l'arrestation, il est invraisemblable qu'ils se soient dessaisis si
longtemps de leur prisonnier aussitôt après l'avoir arrêté.
L'Evangile
de Jean présente moins de difficultés. D'abord il s'agit de la
veille de Pâque, et non du jour même; ensuite il n'y a pas de
session du Sanhédrin, mais seulement une comparution devant le
grand-prêtre. Le récit de Jean comporte ici une hésitation
apparente sur la personnalité du grandprêtre, Hanne, ou Caiphe
son gendre. Cette difficulté disparaît si on se rappelle que
les anciens grands prêtres, comme Hanne, conservaient leur titre
après avoir cessé leurs fonctions (13). Un ancien grand prêtre est
un personnage officieux, à l'influence moins voyante; un rôle
important de Hanne est ici vraisemblable.
Il
nous paraît donc normal d'admettre que Jésus a été amené
effectivement devant Hanne par les, Romains, selon le récit de Jean
18, 12. Cette confrontation, qui n'aboutit à rien et n'a aucune
valeur juridique du point de vue Juif, peut s'expliquer par la
surprise des Romains. On leur dénonce un rebelle se prétendant
Messie, et ils n'ont rien trouvé de sérieux. Qu'est-ce que cette
histoire? Abusé par le titre du « Grand-Prêtre », Marc a
transformé la confrontation en comparution et en procès,
juridiquement impossible.
Toute
l'attitude de Pilate par la suite peut s'expliquer par le désir
d'être « couvert ». Il ne veut pas risquer des ennuis avec une
condamnation qui pourrait lui être reprochée. Mais il obtient
une manifestation de loyalisme envers César, nécessitant
l'élimination de Jésus; il risque donc davantage en le
protégeant... Après tout, il s'en... lave les mains; il en a
fait exécuter bien d'autres.
On
peut aller peut-être un peu plus loin. Le vrai nom de Barabbas était
Jésus; le nôtre était celui « qu'on appelait le Christ» (14),
pour Pilate (15). Jésus a pu être la victime d'une confusion
provoquée notamment par Hanne.
On
peut laisser le dernier mot au centurion qui commanda l'exécution de
Jésus. « Assurément, cet homme était juste». (Luc 23-47). Il est
arrivé qu'un bourreau rendit hommage au supplicié. En des temps
récents, pensons à Dietrich Bonhoeffer.
9
II.
L'accusateur Juif
Il
exista nécessairement; mais qui était-il au juste? .
La
thèse suivant laquelle les Juifs n'ont pas eu vraiment la
responsabilité de la mort de Jésus est une thèse relativement
récente. Dans le Coran (4,156),
on voit le Prophète Muhammad combattre la prétention des Juifs à
avoir tué ou crucifié le Messie Jésus; les combattre encore parce
qu'ils l'ont tenu pour un magicien (5, 110). Tout cela remonte au
Talmud: « A la veille de la Pâque, on a pendu Jésus de Nazareth.
Pendant quarante jours, un héraut a marché devant lui en criant: «
Il doit être lapidé parce qu'il a exercé la magie, a séduit
Israël et l'a entraîné à la rébellion. Que celui qui a quelque
chose
à dire pour
le justifier vienne le faire valoir. Mais il ne se trouva rien pour
le justifier et on le pendit à la veille de la Pâque.» (16).
Il
n'est évidemment pas question de tenir ce tableau pour historique.
Jésus n'a été ni lapidé, ni pendu, mais crucifié. Un tel passage
consacre simplement la rupture définitive entre les Chrétiens et la
Synagogue; il a paru plus honorable au Judaïsme de la fin du
premier siècle de penser que les autorités juives avaient jugé
Jésus régulièrement et non pas provoqué un meurtre judiciaire.
C'est la conclusion raisonnable de M. Goguel sur le sentiment qui a
pu inspirer les auteurs talmudistes. On sait d'autre part, d'après
le Talmud, que le droit de condamner à mort avait été retiré au
Sanhédrin « quarante ans » avant la Guerre Juive, terminée en 70
(17). Sans prendre cette datation pour argent comptant, elle concorde
encore avec l'indication de Jean 18,31, contre le récit synoptique
(Marc 14, 55; Matth 26, 59).
L'accusation
de sorcellerie concorde avec tous les témoignages évangéliques:
Marc 3, 22 ; Jésus chasse les démons par le pouvoir du prince des
démons. Jean 8,16; son pouvoir ne vient pas
de Dieu, puisqu'il n'observe pas le sabbat (18).
Nous
nous garderons de penser que l'hostilité de la synagogue envers
l'hérésie chrétienne et son fondateur implique à l'égard de
Jésus une position identique et uniforme des Juifs contemporains.
Comme l'a justement proclamé Jules Isaac, l'Evangile suffit à
prouver le contraire. Certains indices sembleraient même
montrer que Jésus a pu être considéré par la synagogue comme
un docteur hérétique, contre qui l'autorité religieuse s'est
montrée trop sévère (19).
Les
Juifs contemporains de Jésus n'ont assurément pas réagi à son
égard de façon uniforme, même pas dans le milieu pharisien. Ceux
mentionnés dans
(13)
J. Jeremias. « Jérusalem... ", p. 221.
(14)
Matthieu 27, 17 ; 27, 22. Luc 23, 2. Si l'on pense
au texte de Tacite, Christ
est
bien devenu pour les Romains le nom propre de Jésus. C'est, nous
semble-t-il, un indice d'authenticité en substance pour le texte de
Luc 23, 2.
(15)
Voir Goguel,
Jésus, p. 382,
n. 4,
et l'appareil
critique sur Matth. 27,
16-17.
(16)
Ibid. pp. 56 s. Egalement Lévy, Werterbuch über die
Talmudim und Midraschim, art. 1echou.
(17)
Références p. ex. dans M.J. Lagrange, Le Judaïsme avant J.-C.,
p. 220.
(18)
On a ici la preuve la plus sûre que les miracles de
guérison ont réellement
existé,
même si la tradition évangélique a pu les exagérer. Noter, dans
Marc, l'ironie mordante de Jésus: si je chasse les démons
par le prince des démons, ce prince n'est pas bien malin, et sa
Maison ne durera pas longtemps... Le péché contre le Saint Esprit,
est précisément de dire que ce Saint Esprit est l'Esprit du démon.
Comment y aurait-il quelque chose encore à faire.
(19)
Talmud de
Jérusalem, Trad. Moïse Schwab. t. VI; p. 279,
note p.
10
Luc
13, 31, par exemple, l'ont protégé.
Citons surtout la version arabe d'un texte
célèbre du pharisien Josèphe, d'après S. Pinès: " A cette
époque vivait un sage nommé Jésus. Sa conduite était bonne et il
était renommé pour sa vertu. Nombreux furent ceux qui, parmi les
Juifs et les autres nations, devinrent ses disciples. Pilate le
condamna à être
crucifié
et à mourir. Mais ceux qui étaient devenus ses disciples ne
cessèrent pas de suivre son enseignement. Ils rapportèrent
qu'il leur était apparu trois jours après sa crucifixion, et qu'il
était vivant; par conséquent il
était peut-être le Messie (20)
,celui dont les prophètes ont raconté tant de merveilles"
(21).
Comment
tenter de conclure? Dans une trahison, tout le monde ne trahit pas,
et les nombreux Juifs sympathisants ont été
injustement englobés
par les Chrétiens dans une rancœur collective. Mais enfin le plus
ancien texte du Nouveau Testament, de l'auteur le mieux connu, la
1ère épître de Paul aux Thessaloniciens, moins de 20 ans
après la mort de Jésus, bien avant l'irrémédiable rupture entre
Juifs et Chrétiens, contient cette accusation: "Les Juifs ont
tué le Seigneur Jésus" (2, 15).
En
corrigeant ce qu'une telle formulation peut avoir de passionnel par
la curieuse expression de Pierre:
Vous
l'avez misà mort en le crucifiant "par la main des païens ",
nous arrivons bien près du point de vue de "évangéliste Luc
(22, 66-23, 2)
: L'autorité Juive trouve Jésus coupable de blasphème, et l'accuse
auprès de Pilate d'inciter le peuple à la grève de l'impôt (22).
Comprenons
pourquoi les Chrétiens en ont voulu davantage aux Juifs qu'à
Pilate. Dans une classe de punis, on en veut bien davantage aux
mouchards qu'à l'administration scolaire; les grévistes davantage
aux "jaunes" qu'au patronat; les résistants davantage aux
tièdes de leur bord qu'à l'ennemi lui-même.
x
Quelle
était donc la nature exacte du conflit religieux, du blasphème, si
J'on veut, qui entraîna l'autorité juive à circonvenir Pilate, et
le Judaïsme à. rester si longtemps solidaire de son parti dans le
conflit?
L'accusation
de magie ne suffit pas. Le Talmud de Jérusalem met en scène un
rabbin qui va, et on le lui reproche, consulter un guérisseur
chrétien (23). Le blasphème du pardon des péchés, dans la
guérison du paralytique, n'en est pas un: il était de pratique
courante chez les guérisseurs (24)" Aucune des accusations
formulées au moment de la Passion, même d'après les témoignages
partiaux des Evangiles ou du Talmud, ne pouvait suffire à entraîner
une
11
telle
action sur le plan des pouvoirs. Le Judaïsme a supporté bien des
hérésies. Bar Kochba, un siècle plus tard, fut appelé Messie
et Fils de David (25), et il est toujours un héros national d'Israël
à l'heure actuelle.
Alors?
Les
Evangiles de Marc et de Matthieu lient avec évidence la rupture de
Jésus avec le Judaïsme à la nomination des 12 Apôtres, autrement
dit, à la constitution de l'Eglise.
On
connaît la remarque de Renan: "Jésus annonçait le Royaume de
Dieu... et c'est l'Eglise qui est venue". Il y a pourtant bien
eu tentative d'organiser à l'avance le Royaume de Dieu qui était
sur le point de se manifester sur la terre. C'est exactement le sens
du passage de Luc 22, 19: « Je dispose du Royaume en votre faveur,
comme mon père en a disposé en ma faveur (26) : vous mangerez et
boirez à ma table, dans mon royaume, et vous serez assis sur des
trônes, pour juger les 12 tribus d'Israël". '
La
"disposition" en question est ce que nous traduisons par
"(Nouveau) Testament". Or elle est sûrement historique.
Les Apôtres sont envoyés deux par deux, afin qu'au Jugement Dernier
leur témoignage soit valable; les paires sont données dans la liste
de Matthieu 10, 2-4 (27).
A
partir de ce moment, on voit Jésus donner à ses disciples un
enseignement secret, dont un élément sera justement qu'il est
le Messie. C'est alors que sa famille cherche à le neutraliser, le
croyant fou (Marc 3, 21) (28). et que des scribes venus de Jérusalem
viennent enquêter sur ses activités (Marc 3, 22).
Les
spéculations sur le Jugement Dernier n'étaient pas chose nouvelle,.
Mais ce mélange, où l'on voyait d'une part un enseignement de style
populaire, et d'autre part une organisation clandestine
préludant au céleste futur,
(20)
Arabe: falacallahou
houa almasihou.
فلعله
هو المسيح
(21 )
Voir notes 3
et 4.
(22)
Voir note 13
(23)
Traité shabbath, XIV.. trad. Schwab, t. III, p. 156 (Talmud de
Jérusalem). (24) Voir G. Vermès, «Jésus le Juif », pp" 85
ss.. notamment la prière de Nabonide, écrit découvert à
Qumran.. voir Dupont-Sommer, «les écrits esséniens découverts
près de la Mer Morte », p. 337: «D'une inflammation maligne je fus
frappé pendant sept ans, et mon visage n'était plus semblable à
celui des fils d'homme. Mais je priai le Dieu Très-Haut, et un
exorciste remit mes péchés; c'était un homme juif, l'un des
déportés. Et il me dit: Raconte cela par écrit pour rendre honneur
et louange et gloire, au nom du Dieu Très-Haut."
(25)
Voir Flusser, «Jésus », p. 23.
(26)
Du verbe «diatithêmi", je dispose, vient «dîathêkê",
le Testament.
(27)
Voir B. Gerhardsson,
Memory and Manuscript, p. 211.
Le principe du té
moignage
par paires, déduit de Deut. 19, 15, était bien défini chez
les rabbins. On notera que, d'après Matthieu 10, 2-4, où les
paires sont précisées, la dernière paire est formée par Simon le
Zélote et Judas l'Iscariot (ou Scarioth d'après certains
textes). Il est ainsi vraisemblable que ce surnom vienne de
«Sicarius", le « Sicaire». On aurait ainsi la paire
extrémiste et révolutionnaire, qui a pu faire attribuer à Jésus
une certaine «Théologie de la Révolution».
(28) Il
ne faut certainement pas minimiser les tensions entre Jésus et sa
famille, et nous suivons sur ce
point Et. Trocmé (La
formation de l'Evangile de Marc,
p.106s).
La tradition
a tout fait pour éliminer ces tensions. On ne peut donc pas écarter
tout à fait l'écho transmis par un apocryphe récemment découvert,
où apparaît une terrible tension entre Jésus et sa famille au
moment de la Crucifixion. D'après ce
texte, Marie et ses
fils Jacques, Siméon, Jude, viennent vers Jésus et se tiennent
devant lui. Jésus, pendu au bois, dit: {(
Prends tes fils
et va-t-en». (S. Pinès, The Jewish Christians of the early
centuries, according to a new source. Israel Academy of Science and
Humanities, proceedings.
II,13).
Sans
doute pourrait-on rattacher ces tensions à celles qui ont dû se
produire avec Jean-Baptiste (Jean 3; 22 ss). Au témoignage de S.
Jérôme, un évangile perdu racontait que Jésus avait été baptisé
par Jean en même temps que sa mère et ses frères. (Jeremias,
Théologie du N.T., p. 45).
12
est
la raison véritable de la rupture: Dans le Royaume de Dieu, les
autorités .religieuses constituées n'avaient pas leur place.
Les
responsables Juifs étaient en situation délicate: Jésus étant
très populaire, on pouvait mal lui faire un procès d'hérésie,
d'autant plus qu'il savait se
défendre en «
debater" redoutable. Il
était
impossible d'expliquer cette histoire à Pilate. Or elle était
incontestablement dangereuse. Le plus sûr garant de l'autorité
indigène, en pays colonisé, est la puissance occupante. Surtout,
pas de surprise, et que, d'abord, rentre l'impôt (Luc 23, 2). Le
risque évoqué
par le Grand-Prêtre dans Jean 11, 47 est un risque bien réel: «
Cet homme
accomplit beaucoup de miracles. Si nous le laissons continuer, tous
croiront en lui. Les Romains viendront; ils détruiront notre ville
et notre nation ".
x
Le
péché ne serait pas dangereux, s'il n'était inextricablement mêlé
à des sentiments honorables. On peut admettre chez les responsables
Juifs, même collaborateurs mondains et vénaux du pouvoir romain, un
tel sentiment d'angoisse en pensant à ce qui risquait d'arriver
certain jour de Pâque. L'occasion s'étant présentée, grâce à un
traître, d'agir discrètement, on a pris le risque d'une
« bavure ".
«
ON NE FAIT PAS D'OMELETTE SANS CASSER DES ŒUFS ".
13
III.
La Défense
Le
rôle des défenseurs chrétiens n'est pas de nous persuader que les
autorités Juives ont porté une responsabilité dans la mort de
Jésus: le Judaïsme ne la contestait pas, au contraire. Il est de
nous persuader que Jésus était bien le Christ, celui par qui toutes
les promesses de Dieu à son peuple et au monde étaient accomplies.
S'il est bien vrai que nous en sommes convaincus, la plus simple
honnêteté intellectuelle doit nous faire reconnaître que nos
raisons n'ont rien à voir avec celles des premiers Chrétiens.
Reprenons
le discours de Pierre à la Pentecôte: « Vous assistez à
l'accomplissement de ce qui a été dit par le Prophète Joël:
« Il arrivera dans les derniers jours...» (Actes 2, 17).
Ce
passage ne peut être interprété que d'UNE SEULE MANIERE: pour les
apôtres, le Jugement Dernier décrit dans Joël a commencé avec la
Résurrection de Jésus. La prédication de Pierre présente ici
toutes les garanties critiques possibles de l'authenticité. Il est
impossible qu'elle ait été inventée par la suite: le problème de
l'Eglise Chrétienne sera justement de trouver une alternative à
ce tableau matériellement inexact. Ce fut le problème de Paul: les
Chrétiens, attendant la grande Résurrection imminente, ne
travaillaient plus; ils s'inquiétaient de mourir, alors que la
Résurrection devait leur éviter cette pénible épreuve pour
eux-mêmes et leurs proches (1 Thess 4, 13 ss ; 2 Thess 3, 11 ss) .
Munis
de cette clé, nous faisons le lien entre un certain nombre de
passages se rapportant au Jugement Dernier: Joël 2-3 ; Zacharie
3 ; 6; 14; Apocalypse d'Hénoch (29).
-
Il y aura tremblement de terre: Joël 2, 10; 3, 16; Zacharie 14, 51;
Hénoch, plusieurs passages; Cf Matthieu 27, 51-54; 28, 2; Actes 4,
31 ; Marc 13, 8 et passages parallèles.
-Eclipses
de soleil et (sic)
de lune: Joël 2,10; 2,31;
3,15. Cf Marc 13,24 et
parallèles; Luc 23,44 (voir note
12).
-
Le Mont des Oliviers se fendra: Zacharie 14, 4; Hénoch 26-27; Cf
Matthieu 27, 51.
-
Les saints surgiront de leurs tombeaux; Hénoch 91, 10; Matthieu
27,52-53.
-
Les réprouvés seront jetés dans la Géhenne: plusieurs passages
dans Hénoch, les Evangiles synoptiques, surtout Matthieu; Joël 3,
2-12.
-
Le Royaume d'Israël sera rétabli en ce jour-là: Joël 3, 16 ;
Actes 1, 6 ; Luc 24, 21.
Le
retard dans le rétablissement d'Israël fût, comme la mort de
Chrétiens avant le Dernier Jour, un problème théologique de la
Communauté.
(29)
L'Apocalypse Juive d'Hénoch a été considérée comme écrit
sacré dans l'Eglise primitive,. elle est nommément citée dans le
Nouveau Testament (Jude, 14).
14
l'événement
qui, aujourd'hui encore, inspire l'élan des Chrétiens, la
Pentecôte où les disciples qui avaient abandonné Jésus se
retrouvent des hommes nouveaux, appelant leurs frères à la
repentance en les assurant du pardon divin, témoignant hardiment
devant le peuple et les autorités, fut lié à l'origine à une
image d'Apocalypse, à un tableau du Jugement supposé accompli.
Nombre
de passages des Evangiles trouvent leur explication naturelle en
référence à ce tableau esquissé dans un ensemble limité de
textes prophétiques. Ce tableau apocalyptique, les premiers
chrétiens ont cru le voir s'accomplir.
L'Eglise
serait restée une petite secte juive ephémère, si Paul ne l'avait
libérée de cette interprétation à la lettre, après s'en être
libéré lui-même. Voici plus d'un siècle qu'Auguste Sabatier, dans
son livre admirable et jamais dépassé, «l'Apôtre Paul D, a montré
ce moment décisif pour l'Apôtre, au début de la Seconde Epître
aux Corinthiens, où il comprend qu'il mourra, lui aussi. Tout est
dit, quand on arrive à 2 Cor. 5. C'est affaire de courage et de
sincérité. «Même si nous avons connu le Christ par les yeux de la
chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière D. (2
Cor. 5, 16).
II,3
II°
partie
IV.
L'accusé Jesus
LES
disciples ont cru que la grande Résurrection du Dernier Jour avait
commencé, et qu'ainsi les promesses de Dieu s'accomplissaient, parce
que les actions et l'enseignement de Jésus autorisaient une telle
interprétation (30).
Jésus
n'allait pas au Mont des Oliviers avec ses disciples simplement pour
prendre le frais. Le Mont des Oliviers était le lieu prédestiné où
le Christ, !e Messie, devait se manifester (Ezéchiel 11, 23;
Zacharie 14, 4). C'est au sommet du Mont (818 m.) qu'étaient allumés
les feux de signalisation vers toute la Judée, et là, par
conséquent, que se manifesterait la Lumière du Monde (Zacharie 14,
6; Jean 8, 12; rapprocher de même Zacharie 14, 7 et Jean 7, 38)
(31). Là aussi, David avait rassemblé ses troupes pour reprendre
Jérusalem après la révolte d'Absalom (2 Samuel 15, 23 ss.).
Josèphe écrit, encore, qu'au temps du procurateur Félix (vers 60
A.D.) .un faux prophète rassembla 30.000 hommes au Mont des
Oliviers, prêts à prendre Jérusalem d'assaut. Ils furent
massacrés; mais on comprend l'information de l'Evangile de Jean, où
la cohorte romaine et le tribun se sont dérangés (32).
D'autre
part, d'après certaines sources rabbiniques, ce Jugement Dernier où
le Messie, accompagné du Prophète Elie, devait se manifester au
Mont des Oliviers, était attendu pour un jour de Pâque (33).
Dès
lors bien des choses deviennent claires. En chassant les marchands du
Temple, Jésus accomplit les derniers mots de la prophétie de
Zacharie (14, 21). De même, à la fête des Tabernacles, dans Jean
7, 37 ss., Jésus suit Zacharie 14, 8 et 14, 16-19.
Comment,
dans ces conditions, ne pas songer aux prophéties de Zacharie 3, 7-9
et 6, 12-13? Il est impossible, avec l'accent galiléen qui avale les
gutturales (34), de distinguer entre le nom de Jésus et celui de
Josué, le Grand-Prêtre Messie de Zacharie. Or son premier acte, au
lendemain du Jugement Dernier, sera de rebâtir immédiatement le
Temple démoli par le tremblement de terre (35) ; dès avant le
Jugement, Josué, et ses collègues avec lui, avec la pierre gravée,
constituent le présage du temps qui vient...
(30) Nous suivons en plusieurs
points R. Hiers, «The historical Jesus and the Kingdom of God »,
où l'on trouve une présentation cohérente des nombreuses
références de l'Evangile au Jugement.
(31) Il faut remarquer que,
dans les manuscrits les plus anciens, ces passages de Jean se
suivent, l'épisode de la femme adultère est une addition tardive
-ce
qui ne veut pas dire inauthentique.
(32) Voir Hastings,
Dictionnary of the Bible, art Olives (Mount of).
(33)
Voir aux Editions du
Carmel,
"Elie
le prophète",
t.2,
pp, 247-48.
(34) Voir Vermès,
"Jésus le Juif ",
pp 67
ss; c'est ainsi que les
textes araméens parlant de Jésus orthographient son nom à
trois lettres au lieu de quatre avec la gutturale.
(35)
L'expression «en trois jours» est à peu près équivalente à
«en deux temps, trois mouvements",. cf Osée 6, 2.
II,4
On
retrouve plusieurs de ces thèmes dans l'Apocalypse d'Hénoch, avec
une explication toute naturelle de l'épisode des épées que Jésus
demande à ses disciples avant de se rendre à Gethsémané, dans Luc
22, 36. Dans Hénoch, 90-91, c'est le Messie, accompagné du prophète
Elie, qui exécute le Jugement, pour lequel on lui a remis une épée.
D'autres figures encore reçoivent un cachet spécifique de
cette référence au tableau du Jugement: ainsi la figure des brebis
et du Maître des brebis (Hénoch 90), ou la moisson (Joël 3,
13).
X
Jésus
se considérait donc comme le Messie désigné pour le Jugement
Dernier qui devait avoir lieu à la Pâque, et il a agi comme tel. Il
l'a de plus enseigné en secret à ses disciples. Par définition, un
enseignement secret;.. est secret, donc difficile à préciser de
l'extérieur. J. Jeremias est dans le vrai pourtant, lorsqu'il dit
que si aucun indice n'est à lui seul décisif, leur ensemble est
convaincant pour dire qu'un tel enseignement a bi'en existé (36), et
B. Gerhardsson a sans doute raison aussi, quand il affecte comme
contenu à cet enseignement la révélation du sens actuel de
certaines prophéties messianiques (37). C'est la signification
la plus naturelle de Luc 24, 37 et Luc 24, 44: le Ressuscité
reprend, «: comme lorsqu'il était encore parmi les disciples".
les démonstrations sur le sens des textes de Moïse et des Prophètes
qui s'appliquent au Christ: Deutéronome 18, 15; Psaume 16, etc.
La
prédication apostolique consiste à «démontrer par les Ecritures
que Jésus est le Christ,,: Actes 9, 22; 17,2;
18,28. L'Evangile, c'est la première
Confession de Foi de l'Eglise Chrétienne, «JESUS EST LE CHRIST"
(38)
; prouvée par les Ecritures (Actes 17, 11) ; et Paul précise que,
dans sa prédication, il n'y a rien d'autre que les Ecritures (Actes
26, 22).
Donc.
le Jugement Dernier a bien commencé: tel est finalement l'objet de
la démonstration apostolique.
X
X
Le
problème véritable, en cette affaire, est d'ordre moral. Faut-il
risquer. de faire prendre Jésus pour un illuminé? Vaudrait-il mieux
voiler les textes, ménager 'la foi des! fidèles en comptant! sur
leur ignorance et sur la courtoisie des incroyants? ou interpréter,
à tour de bras, au plus habile?
La
solution est, nous semble-t-il, à chercher dans une direction
différente, Le 23 décembre 1933, le pasteur Pierre Maury était
invité par la Société Française de Philosophie à exposer
les idées théologiques de Karl Barth. Son exposé fut remarquable
et clair. Mais le seul accord fut pour constater que le dialogue
était impossible. Et le président de la société, André Lalande,
de conclure:
II,5
«II
est d'un haut intérêt de constater comment la vie spirituelle chez
des hommes qui n'ont rien de pathologique ni d'anormal, peut
s'engager dans des directions bien différentes de celles où
nous aimons à nous mouvoir nous-mêmes, et où chacun reste libre de
penser qu'il est meilleur de se mouvoir» (39). On s'exprimait
évidemment avec moins de courtoisie à l'Académie de Capharnaüm...
Notons
la date: décembre 1933. Devant la montée du nazisme, ce que pouvait
penser Lalande, l'auteur du célèbre «vocabulaire de la
philosophie» de 1932 comptait moins que la prochaine « Confession
de Foi de Barmen» de mars 1934. Or Karl Barth, en cette période de
crise, est dominé par la perspective du Jugement Dernier,
l'eschatologie.
Autre
témoignage, sans dialogue lui aussi, devant le nazisme, à situer
dans la perspective du Jugement, celui rendu par les Témoins de
Jéhovah, qui furent les premières victimes des nazis avec les
Juifs. Le grand psychiâtre Bruno Bettelheim, dans « le Cœur
Conscient» (p. 142), rend un bel et rare hommage à leur attitude
dans les camps de concentration. Une autorité spirituelle
absolue, au-delà de la raison, fondée sur une attente du Jugement,
fut un appui sûr dans les situations d'extrême contrainte. Les
martyrs ont toujours' passé pour avoir des idées bizarres.
Il
faut aller plus loin encore. Dans son" Journal d'un condamné à
mort». 1974, E. Kouznetzov lie positivement l'attente du Jugement à
cette force irrationnelle qui permet à l'âme humaine de tenir
contre toutes les tortures et oppressions: Il y aura un Jugement...
On connaît l'histoire de cet athée devenu Juif par conversion
et condamné à mort en U.R.S.S. pour avoir tentéde fuir en avion
pour émigrer vers Israël.
«
Il est impossible, écrit Kouznetzov (p. 165), de se passer de
l'autre monde, ou, du moins, du Jugement Dernier. Car le monde a
besoin du Jugement Dernier, tout comme le Ille Reich du procès
de Nuremberg. Il le faut, il le faut. Clamez tout ce que vous voulez,
il me faut l'autre monde. Je vous abandonne l'immortalité de mon
âme, mais laissez-moi le Jugement Dernier.
Et
qu'on voie ce qu'on verra ».
Jésus
a vécu en un temps douloureux pour Israël (11), un de ces temps où
émergent quelques grands caractères. La foule courbant l'échine
les admire, les envie, et les craint tout à la fois; ce sont
eux qui donnent un sens àla survie du peuple, quand le peuple ne les
trahit pas. Ils ne sont assurément pas des êtres raisonnables;
puisse la vision trop actuelle des « traitements psychiâtriques
renforcés» nous garder toujours de les juger sur leurs raisons
raisonnantes. Et si le système logique ne tient pas debout, le
témoignage peut avoir tout de même un sens.
Dernier
recours de la liberté des caractères, la présence du Jugement
éclaire nOtre distinction de l'essentiel et de l'accessoire. Qui n'a
pas ressenti cette vérité devant la mort d'un être aimé?
Réconciliations devant le Jugement; ou, inversement, mépris
devant les contestations d'héritages. Souvenirs de guerre,
aussi; scènes discrètes précédant un assaut...
(39)
Bulletin de la Société Française de Philosophie, 23 décembre
1933.
(36)
La démonstration donnée par J.Jeremias, «La dernière Cène »,
p.148s, sur ce point, est un modèle de reconnaissance de forme.
(37)
«Tradition and Manuscript », p. 228 ss.
(38)
Par rapport à ce contexte, di.re que la première confession de foi
de l'Eglise'est:« Jésus-Christ est le Seigneur» est un
contresens. Historiquement. c'est au contraire: «Le Seigneur Jésus
est le Christ ». Jésus-Christ était tout, sauf un nom propre.
Voir, àce sujet, l'excellente analyse d'Alfred Escande, «Kurios
lêsous Christos ». (Librairie Protestante,
1970).......................................................
. (39)
Bulletin de la Société Française de Philosophie, 23 décembre 1933
II,6
Le
Royaume de Dieu est donc la perle de grand prix, le trésor caché.
Tout le reste ne compte pas. Devant l'imminence, tout est possible,
rien n'est acquis. Des pécheurs peuvent y entrer, des pharisiens
s'en exclure. Tout le monde est appelé, et il n'y a pius de
privilège. «Votre Père fait lever son soleil sur les justes et sur
les injustes" (Matth. 5, 45).
Cette
évidence morale se renforce d'un véritable syllogisme de l'action,
le, raisonnement par « à plus forte raison ". N'importe quel
père normal, si le fils prodigue revient, l'accueille avec joie.
Pensons à la famille méditerranéenne, à
« Marius" de Marcel
Pagnol. OR
Dieu est un père pour les enfants d'Israël. DONC
si le pécheur revient, Dieu le voit venir de loin. La pénitence
mesurée n'est pas dans la logique du père (40). Même schéma pour
le Bon Berger. Si l'UN
DE VOUS a cent brebis
et qu'il en perde une... Le Bon Berger, c'est un berger normal.
Quand
on parle de la simplicité
évangélique.
c'est toujours à ces histoires inoubliables qu'on se réfère.
L'évidence du cœur y rencontre l'autoritésouveraine de la Parole
de Dieu, et l'une instruit l'autre. Le cœur y garde l'âme de se
livrer à l'esprit de système et aux pouvoirs humains; la Parole y
garde les sentiments humains, d'emmener le Fils ou la Brebis
retrouvés n'importe où.
1\
faut s'arrêter sur la, simplicité de ces histoires. Le sentiment
d'évidence logique qu'on éprouve en les lisant, et plus encore
peut-être quand on les raconte à des enfants, voilà ce qui reste
de spécifique et de toujours présent à l'origine de la foi
chrétienne, quand on a rendu à son cadre juif tout ce que Jésus
lui doit.
Il
n'est pas exact, quoi que d'éminents théologiens aient pu écrire,
que Jésus ait révélé la paternité divine. On doit être
reconnaissant au Père Hans Küng de l'avoir dit nettement dans son
beau livre de synthèse «Etre Chrétien" (41). Mais il
cherche encore à sauver l'originalité de Jésus à partir de
l'appellation familière qu'il donne à Dieu: «Abba". H. Küng
suit ici J. Jeremias. Nous reconnaissons tout ce que nous devons
à ce maître des maîtres de l'exégèse. Mais c'est avec raison,
nous semble-HI, que les rapporteurs de Fribourg ont ici contesté le
point de vue de Jeremiaa (42). D'autres guérisseurs ont eu avec
Dieu une familiarité comparable. D'autres que lui ont pardonné
les péchés en guérissant (34).
On
peut en dire autant de la célèbre maxime "Aimez vos ennemis"
(Matth.5, 44).
Quand Saint Paul développe
II,7
ce
même principe dans l'épître aux Romains (12, 17), c'est l'autorité
de l'Ancien Testament qu'il invoque:
«
Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger;
S'if
a soif, donne-lui à boire (proverbes 25, 21-22) .
Il
n'est même pas jusqu'aux. censures adressées aux Pharisiens et à
leur hypocrisie qui n'aient des parallèles dans le Judaïsme. D.
Flusser en donne un certain nombre (43),
Si
on acceptait ce tableau, où la tendance pharisienne à l'hypocrisie
pieuse est reconnue par un savant juif éminent, la personne de
Jésus de Nazareth ne pourraitcelle cesser d'être la pierre
d'achoppement entre Juifs et Chrétiens? L'aventure individuelle d'où
les Evangiles sont sortis peut recevoir des interprétations
différentes par rapport aux destins universels; mais, avant toute
chose, il importe que le fond de cette aventure individuelle soit
mutuellement reconnu pour historiquement vrai.
Que
Dieu soit un Père, ce n'était pas neuf; la forme du raisonnement
non plus; l'amour non plus. Mais que la logique de ces sentiments
humains nous amène brusquement à considérer comme des évidences
les vérités les plus hautes de la piété, voilà qui était
nouveau.
Or
il est clair que cette vision évangélique pulvérisait l'un des
axes vitaux de la réflexion théologique pharisienne. Comme
disait le grand Hillel, scribe à Jérusalem vers 20 avant J.-C.,
«L'homme qui n'est pas cultivé n'a pas !a crainte du péché, les
gens du peuple ne peuvent être vraiment pieux (44) ".
L'Evangile
de Marc, 7, décrit le choc. Le témoignage en est partial
évidemment;
mais les arguments ne sont pas inventés (4S). Et Jésus conclut
le débat par une plaisanterie grossière (Marc 7, 19) dont on peut
imaginer l'effet sur un public populaire.
Nous
sommes ici au cœur du débat avec la pensée juive, dans ce qu'elle
a de plus proche et de plus compréhensif pour la prédication de
Jésus. Il est vrai, que le Judaïsme a médité sur les paroles de
la Loi qui condensent
avec limpidité la volonté bonne de Dieu. Du commandement «Tu
aimeras ton prochain comme toi-même ", Hillel a dit aussi qu'il
condensait toute la Loi,
(40)
Comme autres exemples de ce raisonnement (rabbinique d'origine):
Luc
11, 9-13; 12, 22-30.. 4, 17-24. Détail de la logique:
il n'est pas plus difficile de pardonner les péchés que de dire
avec succès: lève-toi et marche; or je peux faire le second, donc
aussi le premier.
(41)
«Etre Chrétien", p. 354 ss. Exemple de texte juif du
1er siècle avant Jésus-Christ: (les méchants disent)
«Opprimons le juste dans la pauvreté,... courons sus au juste, il
nous ennuie,... il nous reproche de transgresser la Loi... il se
nomme enfant du Seigneur, il ne vit pas comme les autres et sa
conduite est étrange... Il proclame heureux le sort final des justes
et se vante d'avoir Dieu pour père. Voyons s'il dit vrai.
Examinons ce qui se passe à sa mort. Si le juste est fils
de Dieu, (uios theou), Dieu prendra soin de lui et le délivrera
de la main de ses adversaires. Condamnons-le à une mort honteuse,car
Dieu l'assistera, à ce qu'il dit. Sagesse de Salomon (2,17-20).
(42) Oestereicher, in «The Lord's Prayer. and Jewish Liturgy", p. 134 s; l'originalité, s'il y en a une, pourrait bien avoir éte en sens contraire de ce que les chrétiens ont pieusement compris. Abba est un titre familier donné au rabbin par ses d,isciples. Si Jésus dit à ses disciples.. «Ne donnez à personne sur la terre le nom de Père, car vous n'avez qu'un seul père, le Père Céleste}) (Matth.23, 9), ce serait aussi bien parce qu'il le refuse pour lui-même, comme il refuse le titre de «Bon Maître}) (Marc 10, 18). Au reste l'appellation chrétienne d' "Abba" n'a nullement pris chez les chrétiens le caractère familier recherché, si l'on en croit Paul, elle est hurlée (krazômen, Rom. 8, 15, Gal. 4, 6). Comme dit le dictionnaire de Grimm, c'est une «compellatio dei in precibus solemnis". Que ce soit dans un sens ou dans l'autre, il ne faut donc pas trop presser ce mot. (43) Flusser, « Jésus}), p. 59. Le terme de "pharisien" est péjoratif. (44) Lagrange, Le Judaïsme avant Jésus-Christ, p. 277. (45) Lagrange, Commentaire de Marc. Talmud de Babylone Traité Nedarim, 3, 2.. « Si quelqu'un voit plusieurs personnes manger des figués lui appartenant et leur dit «Korban pour VOUS}), puis découvre qu'il y a parmi eux son père et des frères, alors.. R. Shammaï dit que les parents ne sont pas couverts par un Korban donné par erreur. R. Hillel dit que si. Et si quelqu'un établit expressément un tel Korban, sur ses parents, alors ils sont liés.. et ne peuvent rien recevoir de lui qui soit lié par le Korban".
II,9
et
le reste n'est que commentaire (46). Mais il n'est pas moins vrai que
la tradition juive était bloquée par le mécanisme de son propre
système d'autorité. « Celui qui interprète l'Ecriture
contrairement à la tradition légale. malgré qu'il garde la Loi et
ait les bonnes œuvres, n'aura pas de part au monde futur" (47);
« Celui qui contredit les paroles des scribes, pèche plus que s'il
contredit la Loi" (48).
On
voit dans quel sens est juste l'affirmation de Flusser déjà citée:
« La doctrine de Jésus est le couronnement de ce progrès (du
pharisaïsme) ". Elle est à rapprocl)er'- de la thèse
fondamentale de E.-G. Léonard, dans « L'Histoire Générale de la
Réforme: « La Réforme bien plus qu'une révolte contre la piété
catholique, en fut l'aboutissement, la floraison" (t. l, p. 10).
Mises
en parallèle, les deux formules montrent d'où vient ce qu'on
pourrait appeler le, vrai procès de l'autorité. Pour le
système, le zélote est moins dangereux que Jésus. « Faites ce
qu'ils disent, et non pas ce qu'ils font" (Matth. 23, 3) est
bien plus subversif que la tentative révolutionnaire des zélotes.
Alain, dans ses « Propos ,,( sur les Philosophes (et ailleurs),
citant avec prédilection Pascal et Hegel, traduisait bien cette
solution à la «:dialectique des pouvoirs" - nom moderne pédant
donné à la Roue de la Fortune. Ceux qui ont le courage de juger les
grands seraient invincibles, s'ils avaient en même temps la sagesse
de leur obéir et de ne point briguer leurs pouvoirs(49).
Ainsi Jésus dit,
le miracle accompli,
"va te montrer au prêtre"
(Marc
1,44).
Il importe peu, pour les témoins extérieurs, que ce comportement
pratique soit le fruit d'une réflexion critique sur la notion même
de "pouvoir", ou qu'il traduise l'attente du
Tout-Puissant qui tranchera en dernier ressort. En présence d'une
telle attitude, c'est l'autorité elle-même qui se sent atteinte
dans ses fondements, et qui prend n'importe quel prétexte pour
attaquer et inquisitionner: « Ceci n'est pas permis" (Marc
2, 24).
Le
« couronnement du progrès", selon l'expression de Flusser,
c'est la grande idée simple, et la grande idée simple comporte une
rupture avec le passé. La nouvelle génération qui vivra de son
évidence sera trop facilement injuste envers ses pères. Et d'autre
part le cheminement des pères, brusquement, devient plus ou
moins caduc, et ceux-ci l'admettent difficilement. S'ils en avaient
le pouvoir, ils étoufferaient ce nouveau venu dans le domaine de
leur compétence, ce « jeune" de 30 ans « qui n'a pas fait
d'études" (Jean 7, 15).
Simplicité
n'est pas naïveté, mais « couronnement". La Théorie de la
Re
lativité
d'Einstein fut à l'origine une grande idée simple, lancée par un
nouveau venu, et passionnément contestée. '9ui, veuille
considérer, lecteur, que notre phénomène n'est pas unique. La
révélation de la simplicité évangélique est la même du plus
humble au plus grand. En un temps où les croyants souffrent de
II,10
penser
quelle cours du monde est indifférent à leur foi, n'est-ce pas une
force de savoir que la démarche évangélique n'est pas seulement
une obéissance et un renoncement intellectuel?
LA
DEMARCHE EVANGELIQUE EST UNE DECOUVERTE INTELLECTUELLE.
Dans
son dernier livre, « Le nouvel esprit scientifique", Gaston
Bachelard écrivait (p. 179) : «Chacun peut revivre ces mutations
spirituelles en se rappelant le trouble et l'émoi apportés par
les nouvelles doctrines dans la culture personnelle: elles
réclament tant d'efforts qu'elles ne paraissent point naturelles.
Mais la nature naturante est à l'œuvre jusque dans nos âmes; un
jour on s'aperçoit qu'on a compris. A quelle lumière reconnaît-on
d'abord la valeur de ces synthèses subites? A une clarté indicible
qui met en notre raison sécurité et bonheur".
Il
reste qu'il faudra attendre Paul pour que soit mesuré le caractère
fondamentalement nouveau de l'Evangile. Paul a longtemps lutté
en lui-même pour comprendre que le Jugement ne viendrait pas ainsi
qu'on l'attendait et pourtant l'espérance évangélique
subsistait (50). Il faudra que l'Eglise Chrétienne, dans sa vision
du salut, prenne une certaine distance à l'égard de ce que Jésus
lui-même a pu désigner par « le salut". Dans notre fidélité
la plus haute envers « les conducteurs qui nous ont annoncé la
Parole de Dieu »
(Hébreux
13, 7), il Y a l'exigence d'une certaine liberté à leur égard,
liberté dont ils ont eux-mêmes donné l'exemple consacré par
l'Esprit.
L'Evangile
tel que nous le comprenons est donc né encadré dans un tableau
du Jugement dont il a été libéré par Paul. On peut essayer de se
demander pourquoi Jésus s'était formé ce tableau du Jugement.
Un
premier élément est sûrement que Jésus possédait le don de
guérison. Saint François d'Assise le possédait aussi, et priait
pour ne pas faire trop de miracles: les gens le considéraient comme
un champion, mais ne se convertissaient pas pour autant. Il est
arrivé à Jésus quelque chose d'analogue; en tout cas ses
ennemis l'ont considéré comme un magicien, non pas comme un homme
sans pouvoirs. Mais d'autres que Jésus avaient de tels dons, -et ces
dons existent encore à l'heure actuelle. Pourquoi, s'il est permis
de poser une telle question, Jésus a-t-il considéré ces guérisons
comme un signe du Royaume tout proche, et plus précisément comme
l'accomplissement de la prophétie d'Esaïe 61 ?
Il
faut en effet considérer comme sûr, étant donnée la place du
Jugement dans l'enseignement et les actes symboliques de Jésus, que
celui-ci se considérait comme le Messie. C'était donc lui que
l'Eternel avait
(46) Voir Gerhardsson, p. 138,
diverses références sur le « Kelal ».
(47) Pirke Aboth, 3, 11.
(48) Sanhédrin, 11, 3.
Cité d'après Auguste Sabatier, "Les religions d'autorité
et la Religion de l'Esprit », p. 90. Ce livre écrit avant
1901 et publié en 1904 n'a rien perdu. en actualité. Réédité en
1956.
(49)
Alain. Propos sur les philosophes p. 109 ss.
(50) Philippiens 3, 20,.
4, 3.. Les fidèles sont déjà citoyens des cieux, et
inscrits au livre de vie. Il y a dissociation entre le jugement,
qui est déjà acquis, et la fin du temps terrestre.
On
peut dire qu'à part certaines sectes, l'immense majorité des
chrétiens adopte aujourd'hui ce
point de vue.
II,11
OINT
(=
fait MESSIE) pour
évangéliser les pauvres, ouvrir les yeux des aveugles, faire
marcher les impotents (Matth. 11 ; Luc 4, 18; 7, 22). Il est
seulement vraisemblable qu'il réservait cette révélation à
l'enseignement secret - d'où les questions que les gens posaient et
se posaient.
Nous
avons dit plus haut, à propos du tableau de Zacharie (3, 8; 6, 12;
ch. 14) le rôle possible de son nom. «Jésus" est
indiscernable de «Josué" en dialecte galiléen; c'est aussi le
« salut", lechoua. Il est tentant de recouper cette
observation avec le rôle du « salut" dans le Second Esaïe.'
Sur 77 occurences du mot dans l'Ancien Testament, 11 se trouvent dans
le second Esaïe, notamment dans les passages célébrant le
«Serviteur de l'Eternel". Plusieurs références du Nouveau
Testament à ces passages font penser au sens double possible du mot.
Ainsi Esaïe 49, 6 dans Actes 13, 47 :
«
Je fais de toi la lumière des nations,
Pour
être mon saiut (mon Jésus?) jusqu'au bout de la terre ".
Même
possibilité pour Esaïe 49, 8 dans 2 Cor. 6, 2; ou encore pour le
Psaume 118, 14-23 dans Actes 4, 11-12 (pensons à la pierre de
Zacharie 3, 9). Bien sûr, la première liturgie chrétienne n'a pu
que s'emparer d'un jeu de mots en or; par exemple Esaïe 52, 10 dans
l'Evangile de Noël: «Mes yeux on vu ton «' salut" (Jésus?)
". Mais le tableau fondé sur Zacharie, avec Joël, Hénoch...,
remontant certainement à Jésus lui-même, il est difficile de ne
pas penser que Jésus aura lui-même donné le double sens de son
nom. On
sait
qu'il aimait les jeux de mots (51). On peut en entrevoir un dans la
déclaration à Zachée: "Aujourd'hui, le "salut" est
entré dans cette maison}) (Luc 19, 9).
Ainsi
il était bien écrit, dans Esaïe le Prophète, que le Serviteur de
l'Eternel. le Salut personnifié, Jésus le Messie, devait
souffrir, comme prélude au Jugement Dernier.
II,12
Conclusion
TOUT
est prêt maintenant.
Tout
est prêt pour 1'« Affaire». Il est impossible à Jésus
d'expliquer sa
vision
du
Jugement,
de l'Evangile, du Messie souffrant, aux
prêtres,
aux
pharisiens, aux Romains évidemment.
En revanche ceux-ci peuvent suspecter le complot caché; la politique
n'est pas le lieu des interprétations
bienveillantes de ce qu'on ne
comprend pas.
Sur trahison, tout ce qui détenait pouvoir s'est uni contre Jésus
refusant
de s'expliquer.
Et
tout est prêt aussi pour la naissance de la foi chrétienne. Certes,
les événements ne se déroulent pas exactement comme Jésus les a
prévus. Le cri {( Lama Sabachtani » (52) -défie toute contestation
d'authenticité. Pourtant il est clair que Jésus n'a pas été pris
au dépourvu par le drame. Le cri de douleur, dans l'Histoire, est le
cachet d'une authenticité présente qui nous atteint au-delà même
du cœur et de la raison. Quand les pires outrages n'ont pas atteint
la dignité de la victime, elle prend soudain une dimension
imprévisible. Son destin n'est pas interrompu, mais accompli. '
Lorsque
Jésus apparut vivant au petit nombre des initiés, le cadre était
prêt: ils reconnurent l'autre face de 1'« Affaire »,
l'accomplissement de l'Ecriture, et leur douleur se changea en
joie (Jean 16, 20). Il Y aura toujours cette deuxième lecture des
événements dans la décision qui fait d'un désespéré un
chrétien.
(51)
Un certain nombre d'exemples sont fournis par Matthew Black, "An
aramaïc approach to the Gospels and acts".
(52)
Ce cri n'est pas une citation. Le Psaume 22 porte: Lama
'azavthani et le Targoum.. Methoul ma sabachtani. Mais il est
exact que le rapprochement entre le cri de Jésus et le Psaume a été
fait très tôt.. en effet certains textes portent: lama zaphtani.
Toutes ces expressions signifient: «pourquoi m'a-tu abandonné? ».
II,13
E
p i l o g u e
NOTRE
exposé sur Jésus est un essai historique. Il s'arrête aux portes
du sanctualre. S'il invite l'honnête homme à les franchir, cet
ouvrier de la 11° heure peut n'en pas voir l'intérieur avec
les mêmes yeux.
Il n'est pas question d'«
Histoire de la Tradition Evangélique»; dans l'Introduction de
son Jésus, R. Bultmann fait remarquer qu'il n'utilise les
considérations d'analyse critique qu'en peu de cas (p. 39),
Et c'est dommage. Quand il écrit: «C'est avec assurance que
Jésus refuse toute spéculation apocalyptique sur la fin des temps»
(p. 137), il nie une évidence. Il en est de même pour tous
les auteurs, et le contraire serait impossible. Comme l'explique H.
Schuermann dans «comment Jésus a-t-il vécu sa mort ?», p.
33, il Y a toujours, au-delà de toute les méthodes
critiques, un reste qu'il n'est possible d'atteindre que sur le mode
personnel ». Il faut repenser le problème «à partir du
portrait d'ensemble ».
Du point de vue de la méthode
scientifique, le portrait historique de Jésus, ou de toute autre
individualité dont la destinée nous importe, se rattache
davantage à la reconnaissance des formes qu'au
dépouillement exhaustif .d'un dossier. On connaît ces portraits
réalisé.savecdeux ou trois centaines de petits carrés blancs, gris
et noirs - beaucod,i> de travaux sur le portrait d'Abraham
Lincoln. A quelques mètres, plus ou mOins. selon l'observateur, le
visage apparaît. Ainsi devons-nous reconnaître le visage du
Messie, et admettre dans cette reconnaissance un élément de
décision personnelle.
Le portrait de Jésus
correspond toujours au tempérament de l'exégète. On l'a dit cent
fois; avec, suivant les cas, humour, ironie, cynisme, ou mélancolie;
mais aussi avec ignorance de ce qui est, en 'fin de .compte, une
forme du principe d'indétermination. Nous en demandons trop à
la connaissance de Jésus.
On
fera seulement cette confiance à l'honnêteté de l'exégète: s'il
est vrai qu'il part d'un modèle préconçu, influencé par son
tempérament, il accepte, lui aussi, de se transfOrmer lui-même,
quand un ensemble suffisant d'indices du dossier vient à l'exiger.
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